Traverser les fabriques du monde
Traverser les fabriques du monde
« Comment représenter un monde qui se définit par la représentation, qui ne cesse de s’enregistrer et de s’enregistrer s’enregistrant ? […] les paysages dans lesquels nous vivons sont les mêmes que ceux que nous voyons sur les écrans et ils sont eux-mêmes couverts d’écrans 1. »
La pratique photographique de Guillaume Janot s’est souvent distinguée par une itinérance dans les trajectoires de la représentation, une façon de sonder ses contextes et ses ambivalences, d’en interroger une relation à la notion de documentaire et d’auteur. Déplacements entre des images génériques et leurs référents, les productions de l’artiste n’ont eu notamment de cesse d’explorer les circulations d’une iconologie collective, sous la forme d’une appropriation des référents et des particularismes culturels.
Réactivation des codes d’un folklore élargi, de ses frontières et de ses voisinages, son précédent travail, Roses and Guns, questionnait les paysages et les signes culturels à travers l’Europe.
Emprunté au nom d’un grand parc public de Pékin, dans lequel le promeneur « peut s'immerger dans une campagne fleurie, idyllique, savamment mise en scène », Ecostream, le titre de cette nouvelle série, devient l’intitulé générique d’un voyage dans les géographies diffuses d’un corpus où se mêlent sources iconographiques, endroits fictifs et espaces originels. Incursions dans l’imagerie de la réplique et une esthétique de l’imitation, ce nouvel ensemble de photographies, essentiellement composé de paysages, dénote l’intérêt porté par Guillaume Janot pour les parcs d’attractions et les espaces de loisir, avatars du spectacle et marqueurs d’un certain tourisme planétaire. Lieux impersonnels d’une certaine classe moyenne, ces univers reproduits constituent les zones privilégiées des variations stéréotypées, des effets d’illusion et de la perte de repères. Par une confection particulière de ses strates et de ses textures, Ecostream exploite les potentialités récursives des images en élaborant un ensemble d’échos qui entrent en résonance avec les phénomènes de globalisation des flux contemporains : les circuits de l’information et des communications, l’industrialisation du voyage.
À la faveur de la délocalisation généralisée et d’une évasion iconoclaste, Ecostream s’envisage comme une investigation des territoires de l’image et de la variété de ses dimensions à l’heure du village mondial. La muraille de Chine, le château de Bavière, une forêt tropicale apparaissent comme la toile de fond d’une balade kaléidoscopique conjuguant les télescopages composites, les panoramas de carton-pâte et les confrontations de vues.
À l’endroit du cadre
Ayant pour décor le jardin botanique de Sydney, le zoo de Vincennes ou encore Disneyland, les photographies deviennent prétexte à autant de pertes de repères et de mise en doute de notre perception. Le cadrage opère, sélectionne et ordonnance les choses sur le mode de la trame ouverte, entre reconnaissance et confusion quant à la nature des lieux et brouille subtilement les repères.
La tour Eiffel d’un grand parc d’attractions chinois, la ville de Pékin ou une jungle de jardin botanique se déploient sous des atours et des latitudes équivoques, à la manière de cartes postales hybrides et improbables. Jouant ainsi avec les définitions de sa réception, la photographie produit les conditions d’un visible, qui ne consiste pas seulement en une transposition naturaliste et informationnelle du réel, mais aussi dans l’apparition de cet écart qu’instaure la représentation. Marin décrit le processus en ces termes : « Quoi qu’il en soit, nous sommes toujours en présence de cette machine opérationnelle qu’est le dispositif de représentation, grâce à laquelle le monde et le sujet sont véritablement fabriqués en tant que tels 2. »
Au travers d’Ecostream, cette subjectivation du regard contribue à la création d’un intermezzo continuel, la sensation d’un exotisme relatif, d’un « ailleurs » indéterminé, ou encore d’une fausse familiarité. Amplifications du caractère artificiel des endroits photographiés, sur jeu de l’élément factice, les images polymorphes déclinées par l’artiste correspondent à une autopsie trompeuse de notre géographie et de nos paysages culturels.
En questionnant le medium photographique, Guillaume Janot rend compte des capacités que possède celui-ci à semer le doute sur les apparences et les vraisemblances. Par cette mise en suspens des instances de vérité et d’authenticité, le photographe interroge la valeur de crédibilité des images, tout en leur donnant une existence autonome. À la façon d’allers-retours entre réalité et représentation, les ambiguïtés générées par ces paysages et ces environnements reconstitués se trouvent extrapolées par le modus operandi de l’artiste dans ce jeu avec l’espace photographique. Le catalogue d’instantanés se dévoile à la mesure de rapports d’échelles et de perspectives tronquées, les maquettes d’édifices s’y révèlent plus réelles que nature.
Immersion et fictions
L’ensemble des photographies tient de la muséographie déviante et amusée, tant ses éléments distillent connotations inattendues et cosmopolites : la jeune femme marchant dans la rue semble s’échapper d’un film Nouvelle Vague des années soixante, l’actrice d’un shooting de mode égarée dans un sous-bois rappelle une Pocahontas mâtinée et esseulée. Le pouvoir suggestif de ces vignettes fait apparaître des personnages par le biais de réminiscences et de glissements allusifs.
Fiction de fictions, Ecostream esquisse une chronologie hétérodoxe et prismatique : la compilation de temps et d’époques dans laquelle le spectateur navigue entre anachronismes et incongruités. Possibles allégories subliminales générées par les juxtapositions multiples des milieux qui le compose, on relèvera : la montagne des singes du parc zoologique – Zoo de Vincennes, Hiver 2008-2009 –, les girafes du parc d’acclimatation – Zoo de Vincennes, Hiver 2008-2009 –, les deux gardes forestiers et leurs instruments télescopiques – Botanic garden, Sydney, Été 2008-2009… Entretenant l’idée d’un rapport incertain à l’histoire, la mise en réseau et les diffractions suggérées par ces images témoignent d’une relation trouble à la conception de vestige et de passé : le faux building américain laissé à l’abandon, les pierres du château de Disney ou la fontaine italienne…
Évoquant le rapport contemporain aux images, nous pourrions ici citer Jacques Rancière : « Nous ne sommes pas devant les images ; nous sommes au milieu d’elles, comme elles sont au milieu de nous. La question est de savoir comment on circule parmi elles, comment on les fait circuler 3. » Ce corpus d’images, comme une sorte de précipité de la sphère moderne, semble mimer les accélérations, vitesses fantasmatiques et autres transports du régime médiatique actuel.
Une climatologie de l’image
Véritable fausse nature morte, le motif de la fleur artificielle constitue le symbole à la fois du leurre, de la banalité et de la séduction d’Ecostream. Emblème récurrent de la copie et de la contrefaçon, il participe de cette logique de l’ersatz et de l’image décorative, au même titre que l’archétype de la banlieue pavillonnaire. Collages cultivant le maniérisme et les effigies de pacotille, ces fragments font l’objet de condensations et de cristallisations hétérogènes, ces pastilles sont le fruit d’appartenances et de contractions de plusieurs types. L’urbanistique décalé de Lucky Street – Sans titre, Beijing, hiver 2007-2009 – oscille entre l’assemblage impromptu et l’archivage d’influences, le panachage de kitcheries des quatre coins du monde, et se présente comme l’importation et la compression des architectures et des représentations.
À la croisée de la bulle et de la serre, les photographies de sous-bois, cascades ou autres prairies fleuries se déclinent dans l’espace d’exposition sous forme de grandes images murales, immersives, juxtaposées parfois jusqu'à saturation, s’affranchissant du rapport espace/fond/figure. Elles correspondent à des prélèvements apposés les uns aux autres, exhausteurs et panoramas trompe-l’œil de cette nature recréée et préfabriquée, dans une tension constante entre données ornementales et espaces modélisés.
Entre parure, écran et mobilier, ces posters de clairière ou de cascade que Guillaume Janot déploie dans ses expositions peuvent renvoyer à l’attribut du salon des années soixante-dix, telles de vastes mises en abyme. Flores bucoliques ou luxuriantes, ces végétations révèlent de la teneur atmosphérique d’Ecostream, véhicule d’une contemplation, incarnant la rêverie et l’envahissement. Dérivé du terme « cours d’eau », le streaming, traitement désignant la lecture en transit ou la diffusion de flux continu, peut être ici entendu comme une analogie décrivant une des caractéristiques d’appréhension de ce corpus d’images fixes : la consommation de données mixtes sous le mode de l’écoulement.
On pourrait alors envisager aussi Ecostream à l’aune des métaphores employées par Peter Sloterdijk : sphères et écume, figures du mouvement de la globalisation planétaire, relatant la transformation d’un monde extérieur en un monde intérieur élargi.
Indices d’une archéologie du réel et d’une captation d’effets miroir, le travail de l’artiste organise un défilement de fragrances que l’on compulse à la manière d’une dérive cinétique et mentale. Si Guillaume Janot aime à dire que « la photographie est une image lente », les différentes stratégies de représentation mises en œuvre procèdent de la focale interlope et du retardateur. Un ralentissement aux bruissements du monde, la visite dans ses intérieurs multiples. « C’est dire que vos voyages auront été ambigus 4. »
Frédéric Amprou.
1 Augé (Marc), L’art du décalage, in Multitudes Web, juin 2007.
2 Marin (Louis), Des pouvoirs de l’image, Seuil, 1998, coll. « L’ordre philosophique ».
3 Rancière (Jacques), Le travail de l’image, in Multitudes Web, juin 2008.
4 Deleuze (Gilles), "Lettre à Serge Daney, optimisme, pessimisme et voyage", in Pourparlers (1972-1990), Paris, éd. de Minuit, 1990.